Quel drôle de titre n’est-ce pas, pour un message rédigé en cette période de fin d’année et de surcroît sur un site intitulé « Avec un coeur joyeux »(B’Lev Sameach)! Le 24 décembre, je quitte le boulot toute guillerette, car on n’a travaillé qu’une demi-journée. Il fait beau et surtout il ne fait pas un froid de canard. Les bras chargés de quelques emplettes, je m’engouffre dans la station de métro lorsque j’aperçois une femme dans la soixantaine, entourée de ce qui semble être tous ses biens: 2 grosses valises et 2 gros sacs. Elle est assise, la tête basse et l’air complètement perdu, absolument détachée des va-et-vient autour d’elle. Je décide de lui donner une carte-cadeau d’un supermarché que j’ai remportée lors d’une tombola au travail. Elle me remercie et me demande: « Est-ce que je peux savoir qui me fait la faveur? » Je lui donne mon prénom et elle me dit: « Lorsque je constate des gestes de personnes comme vous, je me dis que Dieu prend soin de moi. » À mon tour, je lui demande son prénom. Elle fait une pause et répond : « Méprisée » (Despised). Puisqu’elle est anglophone (et que nous parlions en français), je pense avoir mal compris ou peut-être qu’elle s’est trompée de mot. Je répète: « Méprisée? » Elle acquiesce: « Oui, parce que je suis méprisée par mon père et ma plus jeune sœur. » Je la regarde et je fais tout de suite ma petite prière rapide pour ce genre de situations où j’ai peur de dire ce qu’il ne faut pas: « Esprit saint, STP, donne-moi les bons mots, les bonnes paroles! »

Je prends une grande inspiration et lui pose cette question: « Mais si vous deviez vous choisir un prénom, qu’est-ce que vous choisiriez? ». Elle me répond avec un sourire: « Fortunate » en me montrant son bracelet: « Fortunate, car je ne suis pas seule parce qu’IL est avec moi. » Elle portait un bracelet où était inscrit « Jésus ». Intérieurement, je me dis: « Merci Seigneur; au moins, je pourrai l’encourager en faisant référence à Toi sans qu’elle me prenne pour une philosophe réchappée du pays des bisounours. » Elle me demande comment est-ce que l’on dit « fortunate » en français, je réponds : « chanceuse », mais elle dit : « Non, ça c’est « lucky » ». Pourtant, les deux mots sont des synonymes en anglais tandis qu’en français, le mot « fortuné » ne s’applique qu’à une personne riche. Cependant, je comprends la nuance qu’elle essaie de faire et je l’apprécie à sa juste valeur. Pour certaines personnes, être « fortunate », c’est être le récipiendaire d’une grande faveur non méritée. J’étais frappée par la gratitude qu’elle exprimait envers le Seigneur et surtout par le fait qu’en dépit de ses circonstances, elle en restait consciente (du moins, elle semblait l’être).

Je lui demande en anglais : « Mais si vous vous dites chanceuse parce que vous avez Jésus avec vous, pourquoi est-ce que vous vous définissez d’après ce que vous lisez dans le regard de votre père et de votre sœur? Ne devriez pas vous plutôt baser votre identité sur ce que Dieu, Jésus dit de vous? » Elle me regarde silencieuse, ne sachant pas quoi répondre. Pensant avoir ferré mon poisson du jour, celui que j’allais convaincre d’apprendre à se définir uniquement à travers ce que Dieu dit de nous et non les êtres humains, je rajoute avec emphase que Jésus l’aime et qu’IL ne la méprise pas. Elle me suit même dans ma lancée en affirmant : « Je n’ai que 4 personnes pour m’aider : « me, myself and I and Jesus. » Grâce à Lui, je n’ai jamais dormi à la rue. » Je lui demande donc où elle compte passer la nuit du 24, elle me dit de ne pas m’en faire. Je m’apprête donc à rentrer chez moi quand elle me dit : « Mais s’IL m’aime, comment se fait-il que j’aie envie que ma vie se termine aujourd’hui? ». Mince, ce n’était pas aussi simple que je l’avais cru!
Je décide donc de m’asseoir près d’elle et de lui demander pourquoi elle pense ceci. Elle commence à me raconter ce qui s’est passé avec son père et sa sœur. Le père ne se serait jamais occupé d’aucun de ses enfants, ni matériellement, ni affectueusement, à l’exception de la benjamine à qui il aurait assuré une instruction, au point même de lui payer des études de médecine. Selon « Fortunate », le père désormais très âgé et conscient que son heure serait proche, aimerait faire amende honorable auprès de ses autres enfants, mais la benjamine ne voudrait pas que le père soit en contact avec ses frères et soeurs. « Fortunate » me répète à plusieurs reprises qu’elle veut juste voir son père, qu’elle a besoin d’être avec son père. À chaque fois qu’elle parle de son père, ses yeux ne sont plus ceux d’une sexagénaire, mais ceux d’une fillette en mal d’affection. Même si je m’assure de ne pas laisser transparaître mes sentiments, j’avoue que je suis sidérée de voir une personne de son âge qui traîne encore cette blessure comme si elle était récente. Non pas que j’y vois de la faiblesse, mais intellectuellement, je ne comprends pas. Je suis aussi surprise par les limites de mon empathie. En effet, ayant grandi sans père, je peux comprendre son manque affectif. Je sais aussi ce que l’on ressent quand tu as en face de toi, des gens qui te sortent : « Oui, mais tu ne devrais pas à présent avoir dépassé tout ceci? ». C’est la raison pour laquelle je faisais très attention à ce que je disais et veillais à ne lui renvoyer aucun jugement de valeur.
Une blessure, qu’elle soit physique ou affective, s’infecte lorsqu’elle est non exposée. C’est le genre de choses qui devrait aller de soi. Toutefois, combien d’entre nous manquons de jugeote et préférons suivre les fanfaronnades sociales qui nous encouragent à cacher que l’on ne va pas bien. Ça m’a toujours frappée dans les Évangiles de constater que jamais Yeshua n’a dit à quelqu’un qui venait le voir, tout anxieux ou souffrant : « Oui, mais tu dois être fort. Ce n’est pas si grave bla-bla-bla. » Même avec la famille de Lazare qu’IL savait qu’IL allait ressusciter, IL a d’abord pris la peine de pleurer avec eux, de partager leur peine puis de la soulager.
« Jésus pleura. » (Jean 11 :35)
Un berger sait que si une brebis a une lésion, même minime, la dernière chose à faire est de cacher celle-ci. Tant qu’on camoufle une blessure de tous, l’incision se remplit petit à petit de tout et n’importe quoi et s’infecte. Finalement, quand on décide de prendre son courage à deux mains et de l’exposer aux yeux d’un monde non préparé, aussi compatissant qu’il s’imagine, c’est tout sauf un parfum d’aromates qui s’en échappe. C’est exactement ce qui s’est passé avec « Fortunate ». Au fur et à mesure qu’elle me raconte son histoire avec son père et sa sœur, la belle femme souriante, fière et déterminée, qui me disait qu’elle savait que Jésus ne l’avait jamais abandonnée, se transforme petit à petit, en un masque de ressentiment et de colère. Elle alterne entre amertume, colère et peine intenses chaque fois qu’elle évoque sa sœur et les gestes que celle-ci aurait commis pour isoler son père du reste de ses enfants.
Lorsque quelqu’un de proche vous blesse profondément et à plusieurs reprises, il arrive parfois que l’on soit tellement dépassé par ce qui vient de se passer que l’on en reste coi pendant un moment. « Fortunate » était dans cet état d’esprit quand je l’ai aperçue, le menton entre les mains et les yeux remplis d’une telle tristesse. Puis lorsque votre langue se délie et que vous commencez à dire à haute voix ce qui vous est arrivé, les mots se bousculent dans votre gorge, car les souvenirs défilent en rafale dans votre tête. C’est comme si vous reviviez tout ceci en même temps que vous le racontez. Plus « Fortunate » parle de certaines actions de sa sœur, plus elle devient agitée et en colère. Je commence donc à avoir un peu de mal à suivre son récit. À la moindre question de clarification, j’ai droit à des réponses de plus en plus brusques, un peu sur un air non-dit de « Ne m’interromps pas; laisse-moi finir, laisse-moi vider mon cœur. » Il fallait juste qu’elle sorte toute cette masse noirâtre de son cœur blessé et infecté. Craignant d’y passer toute l’après-midi et étant déterminée à rester de bonne humeur (parce que je sens l’irritation poindre en moi), je l’interromps gentiment pour lui demander de nouveau où elle compte passer la nuit. « Fortunate » me répète de ne pas m’inquiéter, mais j’insiste. Si on était pendant l’été, j’aurais poursuivi mon chemin, mais c’est le 24 décembre et les températures ressenties peuvent facilement descendre en dessous de -15°C. Elle me dit qu’elle espère passer la nuit avec un proche dont elle n’a plus l’adresse et dont elle ne sait même pas s’il vit encore ici ou à l’étranger. Je lui propose donc de faire une recherche dans Google pour retrouver cette personne. Lorsque je l’informe qu’il y a trop de résultats de recherche et que j’aurais besoin de plus d’informations, elle s’énerve: « Mais, je vous avais dit que ça ne servait à rien. C’est pour cela que je veux voir mon père, mais ma sœur m’en empêche. Mon père n’est même pas certain de l’endroit où se trouve son frère, mais c’est pour cela que je dois voir mon père bla-bla-bla. » À ce moment, il y a eu un problème de court-circuit avec mes synapses.
Je me suis levée, lui ai souhaité une bonne journée et je suis partie. Elle s’est confondue en excuses, mais je lui ai répondu qu’en réalité tout ce qu’elle voulait, c’était se plaindre. Je suis montée dans le métro en me disant : « Oh, mon Dieu, est-ce que c’est comme ça que je risque de finir si je continue à entretenir du ressentiment? ». Pendant le trajet, je n’arrêtais pas cogiter sur les blessures affectives non guéries, la formation et l’entretien de l’amertume, le paradoxe entre le fait d’être conscient de la providence divine et celui d’agir ou de réagir comme si ce n’était pas le cas.
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais l’amertume est un goût qui reste plus longtemps sur nos papilles gustatives que le doux. Quand on est amer, tout est obstrué. Autant « Fortunate », assise dans une station de métro au milieu de tout ce qu’elle possède, est capable de m’affirmer avec conviction que c’est le prénom qu’elle se choisirait parce qu’elle sait que Jésus est avec elle, autant le ressentiment lui fait oublier tout ceci dès qu’elle pense à sa sœur. Elle fait une telle fixation sur cette personne qui aurait reçu l’amour ainsi que les attentions de leur père, cette frangine qui l’empêcherait aujourd’hui d’être en contact avec celui-ci, qu’elle ne se préoccupe même pas de savoir où elle passera la nuit dans l’une des villes les plus froides au monde. Pour l’observatrice externe que je suis de sa situation, c’est facile de penser : « Tu ferais mieux de te trouver un endroit où dormir, au moins, tu pourras recommencer à haïr ta sœur au chaud. » Toutefois, je crois que son ressentiment entretenu est ce qui la maintient quelque part en vie, ce qui lui donne l’illusion qu’elle a un peu gardé le contrôle en dépit de ses circonstances. Pourquoi est-ce que je dis cela? Parce que haïr quelqu’un exige beaucoup d’énergie. Ce n’est pas peut-être pas une énergie saine, mais elle vous donne l’illusion de rester en vie même si vous êtes en train de mourir à petit feu. Tandis que Dieu nous suggère fortement l’Amour qui est une énergie positive comme combustible interne, l’ennemi nous propose la Haine.
Qu’est-ce que la Haine? Elle ne naît jamais du jour au lendemain, elle commence toujours comme un feu follet. La Haine n’est que l’étape finale d’un processus qui débute par une blessure. La blessure n’est pas soignée parce qu’on est dans un environnement où il ne faut pas dire « Aïe, ça fait mal », parce qu’on est orgueilleux ou tout simplement parce qu’on est en mode survie. On cache la blessure, elle ne cicatrise jamais, s’infecte et/ou s’élargit parce que d’autres coups pleuvent là où l’on saigne déjà. La peine se transforme en colère réprimée, étouffée puis devient de la rage. Cependant, il n’est pas bienséant d’exprimer de la rage en société. Par conséquent, on garde à l’intérieur de nous, toute cette énergie, tout ce feu qui continue à agrandir, à être entretenu et attisé par nos ruminations, les remarques déplacées, innocentes ou simplement stupides des autres. Puis cette rage contenue, sourde, devient du ressentiment, de l’amertume et atteint son apogée avec la Haine. Tout ce processus de corruption, de ce qui était à l’origine de la peine, permet paradoxalement de rester « en vie » en apparence, tout en mourant insidieusement à petit feu, à l’intérieur.
48h plus tard, avec du recul, je me rends compte que « Fortunate » ne se « plaignait » pas. Peut-être qu’elle n’a pas encore eu l’opportunité de pouvoir raconter, au moins une fois, son histoire en entier, de faire sortir toute cette noirceur sans être jugée, interrompue. Peut-être… Après tout, je n’ai pas la version de la sœur et peut-être que je suis trop crédule. Je constate aussi que je n’ai finalement pas répondu à sa question : « Oui, mais s’IL m’aime, comment se fait-il que j’aie envie que ma vie se termine aujourd’hui? ». Ce sera pour une autre fois, mais je dirais que (1) nulle part, il n’est écrit sans mise en garde, nuance et précision que les bien-aimés de Dieu sont à l’abri du malheur et (2) si Dieu nous dit qu’IL nous aime, il NOUS revient d’en faire une certitude. Et quand on a été rejeté par son père terrestre, il peut parfois être très difficile d’être convaincu de l’amour du Père céleste… surtout dans la pire des galères.
MISE À JOUR: J’ai revu « Fortunate » quelques semaines plus tard, en quittant le boulot assez tard; elle avait encore tous ses effets personnels avec elle. Je ne suis pas allée lui parler cette nuit mais je l’ai revue environ, un mois plus tard. C’était le matin, je me rendais au travail mais j’ai échangé un peu avec elle. Cette fois-ci, elle avait l’air d’aller mieux, même s’il était évident qu’elle était encore à la rue.